Archive for juillet 2009

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Friedericke Mayröcker meets Scardanelli

20 juillet 2009

hoelderlin« Il faut s’être promené », écrit Stefan Hertmans, « aux alentours de Tübingen, petite ville du sud de l’Allemagne quelque peu mesquine, pour comprendre comment ce pur exemple mensengèrement heureux de la nature allemande et de la quiétude provinciale a pu faire du poète Friedrich Hölderlin un homme surexcité et furieux – comment la proximité d’une telle clareté l’a pris dans ses filets, l’a ensorcelé avec l’énigme de la vision, cette image d’un monde possible et utopique qui emprunte sa structure au jour de marché du bas Moyen Âge.
Toute l’atmosphère désuète et bon enfant de l’université, la proximité brumeuse des forêts sur les collines – qui semble idyllique vue des murs de la ville -, l’odeur pure de futaie qui s’infiltre jusque dans les ruelles étroites à l’aube, l’extraordinaire calme bucolique des bords du Neckar, même en plain midi – bien que tout proche du centre de la vieille ville, on peu y jouir du calme et de la solitude comme en plein bois – tout cela donne l’illusion que quelque chose de ce que Proust nommait le temps perdu du vécu paradiasiaque peut encore être conservé, peut être prolongé dans notre époque, où l’on peut encore faire la dernière partie du trajet de Stuttgart à cette petite ville champêtre dans un petit omnibus poussif, au milieu des bois aux sentiers sablonneux, qui défilent comme autant d’invitations à prendre congé de sa vie et à commencer autre chose, quelque chose de vain, et par là de magnétisant et de grotesque. »
(in: Entre villes)

Après que Paul Celan avait noté un poème dans le livre d’or de la tour – Tübingen, Jänner – voici Friedericke Mayröcker, qui en 2008 a écrit 40 poèmes dans les pas de Scardanelli.

Mayroecker_14

mit Scardanelli

im Grunde deines Mundes, damals

wann weisz die Schwalbe dasz es Frühling

wird nachts nadelst du als Regen an mein Fenster ich

liege wach ich denke an die Nachmittage umschlungenen

Mitternächte, vor vielen Jahren diese Rosenkugeln die

Schaafe auf der dunklen Himmels Weide

ZUGABE/RAPPEL de lyrikline :

etwas Kinder / oder / mehr ist nicht zu sagen / oder Versuch Inger Christensen und Andrea Zanzotto miteinander verknüpfend

Halbseide von Amsel halbseidene Amsel

und mit LAKOSTE im Arm weiches Bindegewebe

rosafarben der Küchenboden vielleicht

Spiegelung einer Himmelsfarbe

Herzkirschen auf einem Teller

der auf der Anrichte steht oder auf einem der leeren Töpfe

weil die Anrichte vollgeräumt ist

und Knistern Tropfgeräusche Haar-Urwald

einzelne Haare klebend an den Handinnenflächen

im Waschbecken zwischen den Brüsten an den Fußsohlen

im Innern eines Pantoffels

und wie Stelzen die Beine dürr und nackt

und der linke Daumen mit dem eingezogenen

Dorn oder Schiefer am Morgen schmerzt

das Spucken das Rülpsen das Masturbieren

die Sprüche oder Maximen am Morgen

oder daß man in der Unterführung (in den Verliesen)

wo man vor dem Regen geschützt ist

nicht weiß was man nun mit dem aufgespannten Schirm tun soll

ob man ihn abspannen soll oder wie ein

Sonnenrad vor sich her drehen soll

(Päderast oder Kampfbonbon)

oder daß der bläuliche Leib einer Fliege

sich im gleichen Zeitmaß mit den gegen das Heckfenster

des Straßenbahnwagens fließenden Regentropfen

abwärts bewegt und man ihre durchsichtige Unterseite

erblicken kann ehe sie abhebt

(getrocknete Mutter)

und ein Mädchenlachen im Hintergrund

des Straßenbahnwagens Beethovens Schicksalssymphonie intoniert

und man die Uhrzeit abzulesen versucht

indem man geistesabwesend auf den Kalender blickt

oder verschiedene Hügelbewegungen / Wandergitarre

oder die blutige Arztmanschette im Fenster


quelque part des enfants / ou / rien d’autre à dire /
ou essai combinant Inger Christensen 
avec Andrea Zanzotto

demi-soie d’alouette, alouette mi-soyeuse

et LACOSTE au bras tendre tissu conjonctif

sol rose de la cuisine peut-être

réflexion d’une couleur du ciel

cœurs-cerises dans une assiette

posée sur la desserte ou sur une casserole vide

maintenant que la desserte est désencombrée

cliquètement bruit de gouttes chevelure-jungle

quelques poils collent aux paumes

dans l’évier entre les seins à la plante des pieds

à l’intérieur d’une pantoufle

comme des échasses les jambes amaigries nues

et le pouce gauche percé

d’une épine ou éclat d’ardoise le matin fait mal

cracher roter masturber

les sentences et maximes du matin

ou alors que dans le passage souterrain (dans les cachots)

où l’on est protégé de la pluie

on ne sait que faire du parapluie ouvert

doit-on le replier ou le

braquer tournoyant comme une roue solaire

(pédéraste ou bonbon de combat)

ou que le corps bleuâtre d’une mouche

avec le même rythme temporel qu’une goutte

de pluie sur la vitre arrière d’un wagon de tram

se déplace à reculons on aperçoit son abdomen

translucide avant qu’elle ne s’envole

(mère asséchée)

et un rire de jeune fille à l’arrière

du tram entonne la Symphonie du Destin de Beethoven

on essaie de lire l’heure

en regardant distraitement le calendrier

ou diverses ondulations de collines / guitare de randonnée

ou la manchette sanglante du médecin à la fenêtre

Voir plus de Friedericke Mayröcker ? C’est sur Poezibao – anthologie permanente et Lyrikline

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musicien aveugle aux oreilles arrachées

13 juillet 2009

gueule« Il existe une légende, celle d’un musicien ambulant aveugle, appelé Hoichi. En s’accompagnant d’un instrument à cordes, le biwa, Hoishi contait l’histoire de la dynastie des Heike, chassés du pouvoir au douzième siècle par la dynastie des Genji et pour la plupart exterminés. Un jour, un moine lettré entendit par hasard Hoichi chantant dans la rue. Les gens du petit peuple qui composaient son public l’écoutaient, fascinés. Quand arriva le moment le plus captivant, ils furent nombreux à pleurer. Le moine s’éprit d’Hoichi et le conduisit dans son temple. Il lui offrit une chambre et des repas, en échange de quoi Hoichi devait habiter là et ne chanter dorénavant que pour lui. Hoichi était content de plus affronter la faim ni le froid. Quant au petit peuple, qui n’entendrait plus la voix d’Hoichi, il fut déçu. Mais il y avait encore un autre groupe d’auditeurs auquel Hiochi manquait : les esprits de la dynastie des Heike. Trois groupes de récepteurs se font ici concurrence : le peuple qui aimait la voix d’Hoichi, le moine, qui, pour savoure l’art ‘pur’ d’Hiochi, vient en aide à l’artiste grace à son argent et à son pouvoir, et les esprits des morts auxquels la voix d’Hiochi permettait de demeurer dans la mémoire collective. Toutes les nuits, les esprits enlevaient Hiochi, l’emmenaient dans leur cimetière et l’obligeaient de chanter pour eux. Quand le moine s’aperçut des ces enlèvements, il fit écrire sur la peau d’Hiochi un texte de prière le protégeant des esprits. Finalement, son corps tout entier fut couvert de signes sacrés, mais ceux qui étaient chargés d’écrire le texte avaient oublié d’écrire sur les oreilles. La nuit venue, les morts apparurent, ils s’étonnèrent de ne pas voir Hoichi, ils ne virent que ses oreilles. Ils crièrent le nom d’Hoichi mais ne reçurent pas de réponse. Ils finirent par lui arracher les oreilles avant de les emporter. Hoichi serra les dents, il ne cria pas et resta assis sans bouger dans l’obscurité.

En matière d’écriture, les récepteurs importent peu, mais je ne puis oublier leur pouvoir lorsque je pense à Hiochi, le musicien, chanteur et narrateur aveugle au corps couvert d’écriture et aux oreilles arrachées, assis, solitaire et barbouillé de sang entre le peuple, le moine et les morts. »

Yoko Tawada

P.S. trève de citations, il faut absolument que je termine cet article sur l’oreille de Yoko, et voilà que je tombe sur une autre

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Kafka au rebut ?

10 juillet 2009

Encore sous le charme de l’emballement de l’écriture collective, qu’une proposition d’écrire, traduire à partir de quelques lignes de Kafka a déclenché, je tombe sur un billet de François Bon, Kafka tel qu’on le jette.

Chacun, au moins s’il fait partie de l’espèce qui a grandi avec les livres, trouvera rapidement des souvenirs similaires.

Des livres, si on ne les a pas perdus de la même façon – encore que prêter un livre que j’ai lu et qui ne revient pas, signifie qu’il circule, et avec lui son contenu, c’est donc plutôt une bonne chose, qu’on trimballe de déménagement en déménagement dans des cartons qui restent fermés et rangés dans un coin rarement visité.

L’un que j’ai acheté en version poche faute d’argent et que j’ai remplacé depuis par une belle édition, pas forcement neuve mais plus appréciable (pourquoi d’ailleurs) que ce caneton jauni de « jai lu », l’autre que j’ai en double suite à des fusions de bibliothèques et de rayons limités, rejetant l’exemplaire le plus usé, ou encore des curiosités de jeunesse, que je n’arrive plus à mettre dans la bibliothèque, mais que je ne veux pas pour autant jeter – j’ai essayé de les refiler aux mômes, mais ce n’est pas leur truc, donc eux-aussi sommeillent au fond d’un carton. A chaque déménagement je me pose la question de savoir si le ou les cartons en questions seront encore du voyage ou s’il doivent subir le sort des cartons restés fermés pendant trois déménagements. Et il s’agît là vraiment de livres que je n’ai pas pu donner, ce que je fais par ailleurs facilement.

N’arrivant pas à jeter, je ne peux espérer qu’une catastrophe, genre inondation de la cave, incendie du grenier, qui m’épargne cette décision, à laquelle j’ai du mal à me résoudre : jeter un livre, sans penser en même temps que je jette son auteur ou encore le souvenir qui s’y attache.

Mais revenons au départ. Devant ce souvenir du premier livre de Kafka acheté, prêté et jamais revu, mis en parallèle à cet exemplaire du même livre, usé, écorné de la bibliothèque, destiné au pilon, car il a fait son temps, comme on a l’habitude de dire, pas l’auteur, mais cet exemplaire précis, je me m’interroge sur ce qu’on jette réélllement.

Sous l’émotion, il s’agît bien d’une circulation capitalistique, dont il est question. Arrive le moment ou le vieux, usé, taché est remplacé par le flambant neuf, dans certains lieux et circonstances cela prend plus de temps (les bibliothèques ici), dans d’autres ça va plus vite, c’est pourtant le même processus. Sans être insensible, faut-il le regretter ?

Le gaspillage certainement, qui participe à ce processus de maintes manières. Et l’imagination trouvera bien des usages avant de mettre ces livres au pilon où ils vont alimenter la production démentielle de la rentrée littéraire.

Cependant une chose est certaine, dans les bibliothèques, on ne jette pas les auteurs, à moins que celle-ci soit sous un régime qui prône les autodafés, on remplace leur support physique par un autre. Qu’y-a-t-il de différent dans l’édition numérique, qui se passe dès le départ du support papier ? Pourra-t-on ressentir les même regrets quant à un fichier perdu, devenu illisible, mais encore présent sur un quelconque serveur ? Bref, ce rapport affectif au livre pourra-t-il survivre la disparition du livre en papier ?

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Chouvalkine, Chouvalkine, Chouvalkine

5 juillet 2009

potemkin_village« Dans un lent mouvement continu – descendant ou montant – nous faisons connaissance avec les puissants. Mais ils ne sont jamais plus terribles que lorsqu’ils s’élèvent de la plus profonde dégradation, celle des pères. Le père sénile et hébété que le fils vient de coucher avec tendresse, à qui il vient de dire : ‘Sois tranquille, tu es bien couvert’, s’écrie : ‘Non !’ en sorte de réponse bouscula la question ; il repoussa la couverture avec tant de force qu’elle se déploya d’un coup, en un instant, et il se dressa sur le lit, d’une seule main touchant légèrement le plafond : ‘Tu voulais me couvrir, je le sais, mauvais garnement  ! Mais je ne suis pas encore couvert ! Et c’est aussi la dernière force, assez pour toi, trop pour toi ! (…) Heureusement un père n’a besoin de personne pour percer à jour son fils.’ (…) Et il se tenait debout, parfaitement libre, jetant les jambes. Il rayonnait d’intelligence. (…) ‘Ainsi tu sais à présent ce qu’encore il y avait hors de toi, jusqu’ici tu ne connaissais que toi-même. Oui tu étais bien un enfant innocent, mais plus encore un homme diabolique.’

En rejetant le poids du couvre-lit, le père rejette en même temps le poids du monde. C’est une période cosmique qu’il doit mettre en mouvement pour rendre vivante, riche de conséquences, l’immémoriale relation du père au fils. Mais riche de quelles conséquences ? Il condamne le fils à la mort par immersion. Le père est celui qui punit. La culpabilité l’attire comme les fonctionnaires de la justice. Il est très significatif que pour Kafka, le monde des fonctionnaires ne fasse qu’un avec le monde des pères. Et cette ressemblance n’est pas à leur honneur. Elle est faite d’hébétude, de dégradation et de crasse. L’uniforme du père est constellé de taches, son linge de corps est sale. La crasse est l’élément vital des fonctionnaires : ‘Il ne comprenait pas à quoi servait le va-et-vient des plaideurs : ‘A salir l’escalier’, lui avait répondu un jour un employé, sans doute en colère, mais cette réponse l’avait beaucoup éclairé.’

La saleté est à tel point l’attribut des fonctionnaires qu’on pourrait justement les considérer comme des parasites géants. Cela ne concerne pas, bien sûr, les rapports économiques, mais les forces de raison et d’humanité qui permettent à cette engeance de subsister. Or, de la même façon, dans les étranges familles de Kafka, c’est du fils que se nourrit le père, gisant devant lui comme un énorme parasite. Le père ne consomme pas seulement la force du fils, il consomme son droit à exister. Le père est celui qui punit, mais aussi celui qui accuse. (…) C’est un procès toujours pendant et sur personne ne peut tomber une pus vilaine lumière que sur ceux pour qui le père prétend à une solidarité avec ces fonctionnaires, avec ces greffiers de tribunaux. Le pire chez aux n’est pas un infinie corruptibilité. Car, au fond d’eux-mêmes, ils sont faits de telle façon que leur vénalité est le seul espoir qu’à leur égard puisse conserver l’humanité.  Certes les tribunaux se servent de Codes. Mais on n’a pas le droit de les voir : ‘Le propre de cette justice, suppose K., c’est qu’on est condamné non seulement innocent, mais ignorant’, et les normes prescrites restent dans le monde primitif des lois non écrites. L’homme peut les enfreindre sans en avoir la moindre idée, et devenir ainsi couipable. Mais si fâcheuse soit-elle pour ceux qu’elle atteint sans qu’ils s’en doutent, leur intervention n’est pas un pur hasard ; elle est plutôt un destin qui se présente ici avec toute son ambiguïté. (…)

Entre l’état administratif et l’état familial les contacts, che Kafka, sont multiples. Au village de Schlossberg, on use d’une expression à cet égard révélatrice : ‘Ici l’on dit, tu le sais peut-être : les décisions administratives sont aussi timides que les jeunes filles. (…) K. répondit : ‘Bonne observation, avec des jeunes filles ces décisions pourraient bien avoir en commun d’autres qualités.’

De ces qualités la plus digne d’être notée est certes de se prêter à tout, comme les jeunes filles que K. rencontre, dans le Procès et dans le Château, aussi impudiques dans leurs familles qu’au lit. »

Walter Benjamin, Franz Kafka, 1934.

Il est intéressant de noter cet aspect de la crasse, pour Mary Douglas, la saleté est intimement liée au rangement et au classement.

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Je déballe ma bibliothèque

5 juillet 2009

Improvisation libre sur Benjamin

Bibliothèque de demain ?

Bibliothèque de demain ?

« Le grand casse-tête des déménagements, c’est le rangement des bibliothèques, surtout si leur croissance incontrôlée n’est pas compensée par un accroissement proportionnel des mètres carrés. expert rigoureux et facétieux du Penser/Classer, Georges Perec s’est amusé à classer les classements (alphabétiques, par continents ou par pays, par couleurs, par date d’acquisition, par date de parution, par formats, par genres, par grandes périodes littéraires, par langues, par priorités de lecture, par reliures, par séries…) pour constater qu’aucun n’est satisfaisant et que généralement, chacun les combine à sa manière. Manière révélatrice : elle témoigne à la fois d’une hiérarchie des savoirs qui doit beaucoup à l’esprit du temps, d’une sédimentation sur la durée des centres d’intérêts, des goûts et curiosités bien sûr, de quelques fétichismes et coutumes également. Dis-moi comment tu ranges tes livres et je te dirai qui tu es !

Je me souviens de sérieuses discussions avec mon compagnon au sujet de l’organisation d’une très ample bibliothèque construite dans un couloir d’une longueur opportune, dans notre nouvel appartement. L’enjeu était de taille, car il s’agissait aussi de fusionner en partie (mais quelle partie justement ?) nos possessions, en faisant en sort que chacun s’y repère. J’avais jusque-là une façon très approximative, un peu associative, un peu intuitive, de ranger mes livres, et j’étais bien la seule à m’y retrouver. Nous avons opté pour un classement par genre ou disciplines, ce qui à l’usage n’avait rien d’évident. Au commencement (du couloir) était la philosophie. C’était ma formation (et ma passion) initiale, j’en avais conservé une conception assez classique, qui traversait les siècles de Platon à Derrida, mais restait néanmoins dans le ciel des idées, et la raison pure ou presque.

Premier débat : qui de nos auteurs favoris aurait droit à ce titre distingué de la philosophie ? L’un ramenait son Peguy, l’autre son Benjamin, la liste s’allongeait, la confusion grandissait, nous les mettions de côté… Signe des temps, Marx et les théoriciens marxistes n’étaient plus classés à part, comme dans la bibliothèque du militant des années soixante, ils entraient dans le classement général, à la fois promus (Marx chez les philosophes) et régionalisés (une province de la théorie parmi d’autres). En revanche , les Œuvres complètes de Lénine sous leur cartonnage vert – offertes par mon père, brimant ses réticences, quand je ^réparais à Nanterre, en 1969 et sous la direction de Henri Lefebvre, une maîtrise sur la théorie léniniste de l’organisation – étaient reléguées sous la plafond. Le rayon « psy » était à peu près circonscrit, masi à coups, là encore, d’exclusions arbitraires. Ainsi, par exemple, Serge Moscovici, promoteur de la psychologie sociale (mais également philosophe et anthropologue s’interrogeant sur la nature de l’homme social), ou Georges Devereux, passant de l’ethnopsychiatrie des Indiesn mohaves de l’Arizona à la psychohistoire d’un roi fou, à Sparte, cinq siècles avant notre ère, n’y avaient guère leur place. Et ou mettre Henri Atlan, ce savant surprenant navigant entre biologie, pensée juive et philosophie ?

(…) Le rayon histoire semblait plus facile à ranger : d’abord un sort à part à la théorie, le reste suivant l’ordre chronologique jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, voire la fin du XXe siècle. C’était oublier cette « complication de l’histoire », selon l’expression de Claude Lefort, qui lui-même circule entre philosophie politique et histoire contemporaine. Restaient également ceux, de plus en plus nombreux, qui s’attachant à de nouveaux objets (les mentalités, les gestes, les manières…), sautaient volontiers d’une époque à l’autre. Et puis il y avait les polarités de certains sujets d’études. Il fallait donc prévoir plusieurs étagères sur l’antisémitisme, beaucoup d’autres sur le génocide, puis un très grand pan, assez mal classé, concernant les Juifs, qu’il s’agisse de religion, de tradition, d’histoire ou de culture. Un parti pris discutable, là encore, sur fond de question irrésolue : jusqu’à quel point, surtout dans la période moderne de la diaspora, dissocier l’histoire, la culture ou la production artistique juives de celles des pays où vivent les Juifs ? C’était au moins une solution fonctionnelle du point de vue de mes recherches pendant de langues années. Avec comme toujours, des choix sujets à caution, par exemple Martin Buber d’un côté (le côté juif), Walter Benjamin de l’autre, le côté des inclassables.

Ce même Benjamin, bibliophile, collectionneur, farouchement attaché à sa bibliothèque dont il s’est trouvé dépossédé au fil des exils, expliquait dans un texte de 1931, quand il avait encore ses précieux volumes : ‘Lorsque j’ai commencé, il y a dix ans, à classer mes livres, de plus en plus consciencieusement, je suis bien vite tombé sur des volumes que je ne pouvais me résoudre à écarter, sans être prêt pour autant à les tolérer davantage à l’endroit où je les avais trouvés. Il s’agissait de curiosités, de texte dérangeants, atypiques, voire bizarres, qu’il avait ‘chassés de section en section’, et qui se retrouvaient ensemble dans une sorte de ‘bibliothèque pathologique’, le rayon des égarés en somme. »

Nicole Lapierre, Pensons ailleurs, 2004.