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Emploi du temps

20 novembre 2013

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Theodor W. Adorno s’est assis au bureau, le sien, on ne le sait pas, pour le photographe, car il se retourne pour regarder dans l’objectif, non de manière frontale, mais quand même. Ses lèvres esquissent un début de sourire, sans se laisser aller pourtant. On imagine, à l’ordre du photographe ou de la photographe ? Que voit-on du bureau ? Il brille, il est presque vide, derrière à la droite d’Adorno un carnet ouvert avec un stylo, à gauche rien ou presque, une boule noire, est-ce un chat ? Aucun livre à proximité, tout dans la tête ou dans cette attente, le temps de la prise de photo, avant de reprendre le temps d’ordonner les idées par l’écriture. Ce mouvement qu’Adorno exprime merveilleusement dans l’extrait ci-dessous. 

Il n’est sans doute rien qui distingue aussi profondément le mode de vie de l’intellectuel de celui du bourgeois que ceci : le premier ne reconnaît pas l’alternative entre le travail et l’amusement. Un travail qui, pour rendre justice à la réalité, n’a pas d’abord à infliger au sujet tout le mal qu’il devra infliger plus tard aux autres, est un plaisir même quand il requiert un effort désespéré. La liberté qu’il signifie est comparable à celle réservée par la société bourgeoise au seul repos, dont une telle réglementation finit par nous priver. Inversement, celui qui sait ce qu’est la liberté ne supporte pas les amusements tolérés par cette société et, en dehors de son travail qui inclut, il est vrai, ce que les bourgeois réservent aux heures de loisirs en parlant de «culture», il n’acceptera aucun plaisir de substitution. Work while you work, play while you play – est une des règles fondamentales de l’autodiscipline répressive. Des parents qui faisaient une question de prestige des notes de leur enfant étaient le moins disposés à admettre que celui-ci lise trop longtemps le soir ou finisse par ce qu’ils considéraient comme du surmenage intellectuel. Mais dans leur bêtise s’exprimait le génie de leur classe. La doctrine de la mesure en tant que vertu raisonnable, inculquée depuis Aristote, est entre autres choses un essai pour donner à la division de l’homme en fonctions indépendantes les unes des autres – qui est une nécessité sociale – des fondements si solides qu’aucune d’entre elles n’a plus aucune chance de passer à une autre et de faire penser à l’homme qui l’exerce. Mais on ne saurait pas davantage imaginer Nietzsche dans un bureau où une secrétaire répondrait au téléphone dans l’antichambre, assis jusqu’à cinq heures à sa table, qu’on ne pourrait l’imaginer jouant au golf après une journée de travail. Seule l’astucieuse imbrication de bonheur et de travail laisse quelque porte ouverte à l’expérience, en dépit des pressions de la société. Elle est de moins en moins tolérée. Même les soi-disant professions intellectuelles sont privées de toute joie à mesure qu’elles se rapprochent du business. L’atomisation ne se développe pas seulement entre les hommes, elle est en chaque individu, dans les différentes sphères de sa vie. Aucun épanouissement ne doit être attaché au travail qui perdrait sinon sa modestie fonctionnelle dans la totalité de ses fins, aucune étincelle de réflexion ne doit tomber dans le temps des loisirs car elle pourrait se communiquer sinon à l’univers du travail et y mettre le feu. Alors que dans leurs structures le travail et l’amusement se ressemblent de plus en plus, on les sépare en même temps par des lignes de démarcation invisibles, mais de plus en plus rigoureuses. Le plaisir et l’esprit en ont été également chassés. Partout règne un impitoyable esprit de sérieux et se déploie une activité de façade.

Theodor W. Adorno, Minima Moralia, Réflexions sur la vie mutilée, Payot, 2001, p. 140-141.

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Dans la série des soirées auxquelles j’aurais aimé assister

28 août 2012

Eric Dolphy
Ils sont nombreux sur la scène exiguë, huit ou neuf musiciens, et parmi eux Eric Dolphy, immédiatement reconnaissable à sa barbiche et à son inquiétante bosse sur le front. Ils jouent les pièces de mon album favori, mais tout est étrangement transformé. Les pièces sont trois à quatre fois plus longues, la texture musicale est infiniment plus abrupte et touffue, presque sauvage, un drôle de mélange de free et gospel. Des textes hurlés par le batteur accompagnent Fables of Fabus. Je n’arrive pas à bien comprendre, mais, de toute évidence, c’est politique et c’est très violent, ce qui me fait plaisir. J’ai l’impression d’entendre quelque chose de rare. La charge est énorme, ça explose de partout tout en restant très construit, à la manière du Mingus de ces années. Je ne saurais dire si mon souvenir musical tient surtout à ce que j’ai entendu ce soir-là ou à l’écoute, longtemps après, des formidables albums enregistrés live lors de la tournée en Europe qui a suivi au début de 1965, ou plutôt était-ce alors de celle de l’année précédente ? De toute façon c’était à peu près le même « personnel », Dolphy en était.

Tout à coup, l’air furieux, Mingus interrompt une pièce en plein milieu, il saisit un microphone et va le placer juste au centre d’une table ou des gens bavardent plutôt que d’écouter la musique. Fulminant, il quitte la scène avec tous les musiciens, sauf Dolphy qui, seul, continue à jouer. Là, ça devient encore plus rare, mais je ne pouvais savoir à quel point ce l’était.

Je ne sais pas vraiment combien de temps s’est écoulé. Mais il me semble que cela dure, et dure. Solos de flûte, de saxo ou de clarinette basse, je ne sais plus trop. Mais un changement d’univers complet s’est opéré, une autre sorte d’intransigeance où nulle trace de la colère de Mingus subsiste. Intériorité, intensité, totale possession par la musique, netteté absolue de forme et d’intention, des solos d’une densités musicale qui, quant à moi, n’ont d’égale que la musique de Charlie Parker. Mais ça, c’est toujours Eric Dolphy, sans faille, pas seulement ce soir-là.

Mais précisément ce soir-là, au Five Spot, je ne savais pas qu’une année plus tard j’allais devenir cinéaste et ce que je voyais et entendais en cet instant magique, tant l’intransigeance politique de Mingus que le don total de Dolphy, allaient rester pour moi deux exemples ultimes de probité et d’engagement artistique que j’allais chercher à égaler pendant toute ma vie. Je ne savais pas non plus que, que quelques mois plus tard, Eric Dolphy allait mourir dans le backstage d’un triste bar allemand après avoir vainement essayé de jouer une dernière fois et que j’avais de la chance de l’entendre là, au sommet de son art. Je ne savais pas que, peu après, le Five Spot lui-même allait disparaître pour laisser place à un comptoir Pizza by the slice qui, je crois, est toujours là. Je ne suis même pas sûr  que toutes ces dates, celles des bombes, celle de ce concert, celle de la mort de Dolphy, s’enchaînent vraiment comme je le prétends ici. Et je n’ai même pas envie d’aller vérifier, je préfère garder intact ce petit instant mythique. Mais sans aucun doute, quelque chose de rare s’était produit.

Pierre Hébert

 

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Pourquoi préférer le comment au pourquoi

22 janvier 2011

Pourquoi préférer le comment au pourquoi, cette idée m’a été insufflée mardi dernier en assistant à une conférence autour du livre Kafka, des éléments pour une théorie de la création littéraire de Bernard Lahire. L’auteur présent a justement essayé d’exposer pendant un peu plus d’une heure le pourquoi de l’écrivain Kafka, évoquant sa socialisation, ses problèmes psychiques avec son entourage familial et affectif, sa situation sociale compliquée, qui la fait hésiter entre écrivain célibataire et employé ou entrepreneur marié, ses problèmes économiques pour faire rassembler le tout comme « un ensemble de contraintes à surmonter » dans le moteur au centre de l’écriture de Kafka. Ne pouvant faire du surf (pas encore inventé, puis trop loin de la mer – Lahire, surtout il ne faut pas prendre au pied de la lettre cet exemple comme tous les pics à droite et gauche contre les littéraires, les historiens, enfin Assouline surtout.), Kafka n’aurait pas trouvé d’autre moyen pour se libérer de ses chaînes familiales et sociales que sa littérature déchirée, dont le résultat ne l’a pas convaincu pour autant, puisqu’il a voulu tout détruire.

FRANZ KAFKA’S IT’S A WONDERFUL LIFE de Peter Capaldi, UK, 1993, 23min
cliquer sur la photo pour regarder le film

Et pourquoi encore confier cette tâche à quelqu’un d’autre, un écrivain de surcroît (qui allait pouvoir s’orner de la gloire posthume d’un génie mort trop tôt) ? Cela fait bien partie du phénomène Kafka sans pour autant pouvoir répondre à la question, que Lahire s’est posée pas seulement en écrivant ce livre de plus de six cent pages mais aussi en ouverture de son exposé, à savoir ce qui a donné à Kafka l’envie d’écrire et puis de devenir écrivain, ou au moins d’y voir sa seule vocation.

La question posée, comme beaucoup d’autres relatives à l’oeuvre de Kafka, mérite sans doute réflexion, bien que le kafkaologues de tout bord, surtout du côté germanophone semblent depuis longtemps avoir épuisé les éléments biographiques dans la littérature de Kafka. Benno Wagner, un ami et collègue du temps de la préparation de ma thèse, y travaille depuis de longue date sur l’imbrication de ses activités administratives, ses écrits administratifs dans le corpus de ce qu’on considère habituellement comme son oeuvre. Cette exploration n’est pas pour rien dans l’édition des écrits administratifs de Kafka , qui montre contrairement à ce que soutient aussi Lahire que le rire n’a pas été absent de l’office. D’ailleurs je me demande en quelle mesure Lahire a tenu compte de toute cette recherche outre-rhin, absente dans sa bibliographie autant que l’édition allemande de l’écrivain, disponibles sous des formes multiples.

Peu importe, cette entreprise, condamnée à accoucher une souris, même si elle prend ses distances par rapport au maître du déterminisme social, Pierre Bourdieu, révèle au fur à mesure la patinoire sur laquelle elle évolue. Au delà de son explication cause à effet de l’écriture kafkaïenne elle renvoie aussi aux limites qu’une telle procédure rencontre désormais en sciences sociales. Niklas Luhmann s’est penché à plusieurs reprises sur le problèmes d’attributions causales pour conclure que les relations entre causes et effets ne sauraient être considérées comme des faits réels vérifiables ou falsifiables. Qu’il s’agît là plutôt d’une multitude de combinaisons possibles et que l’attribution de tel effet à telle cause, loin d’être évidente, exige une décision ou un sélection, comme le dit Luhmann. Une décision n’exlut en rien une autre, mais marque en définitive sa contingence. S’ensuit que le comment des attributions s’avère bien plus intéressant. La sélection de chaque acteur dit bien plus sur lui que la relation entre cause et effet, qui amène le plus souvent au constat flou d’une relation multifactorielle, etc.

On pourrait réduire cela à un combat d’écoles, entre déterministes et constructivistes, mais il y a bien une différence entre les rapports donnés au monde que chaque position engage. Etre enfermé dans un habitus ou affronter de façon créative un environnement donné ne peuvent mener aux mêmes résultats, écrire ou faire du surf par exemple. Ecrire, donc, seul choix possible pour Kafka selon Lahire, heureusement pour les lecteurs passionnés de son oeuvre, mais en rien plus plausible qu’autre chose, si on s’y attaque à la méthode de la biographie sociologique, développée par Lahire sur les tombeaux d’Elias, de Bourdieu et de Sartre.

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A, une fois ou deux

27 août 2010

Courir, toujours courir
toujours plus loin, continuer
le sable grince sous les sandales
s’introduit entre paume et
semelles, rappelle que l’été vient juste de
commencer.
Les pieds, trop tendres, pas encore préparés
après un long hiver, protégés par des chaussettes,
pas encore préparés aux longues marches.
L’eau, elle aussi, doit être abordée prudemment
la chair de poule à surmonter, la peau
la déshabituer de l’eau
tiède du bain
l’habituer au bleu profond et froid
percer la ceinture des algues
le ressac, le détourner, gagner
la distance, un aperçu différent
du désert du sable, s’éloigner et
se rapprocher, offrir aux pieds un peu
d’apesanteur, une pause
avant de continuer, les longues droites
dans les dunes, les traces dans
le sable, bientôt effacées, submergées
par le jeu des marées.
Tel un ver qui creuse son chemin
à travers le sable, lentement, se laisser
surprendre, arriver à la surface, approcher
le sable en contre-plongée, le monde
en gros plan
et pourtant déchiffrer chaque grain
unique et interchangeable.
A. est aussi le nom d’un endroit
au nord de la France, sur le chemin
de la « drôle de guerre » 1940, date
de sa naissance, faire le pont entre
les distances, les temps et les histoires, O,
1978, des années trop tôt ou trop tard,
1995, premières retrouvailles en
F, une grande cour accueillante,
puis une habitude estivale et très
bretonne.
Le début d’un long parcours, à pieds
ou sur des roues, recommencer et continuer
pour trouver SA paix, l’expérimenter,
le partage, avec les autres, SA Bretagne,
SON sable
SA mer, SES îles, SON toit et
son absence de toit, noyée et
magnifiée dans le vin, du vin blanc,
pour la transparence, la clarté
de la pensée, afin de venir à
bout de la fumée, qui la voile,
cigarette après cigarette.
Laisse le café aux autres, comme
le repas qu’il a préparé avec soin,
déjà rassasié par les odeurs, partage
encore, donner sans retenue, mais
faire participer tout le monde
à la recherche du récipient manquant,
de l’épice absent, caché, pas
tellement, au temps qui file,
au rythme des préparations.
Au dessus, à côté, présente,
la main protectrice, qui est là,
en suspens, attend des fois, un signe, attend douloureusement
qu’il s’aperçoive de sa présence
cette main, qui supporte aussi la
trahison, qui ne rompt pas le contrat tacite,
de son côté, malgré les transgressions de l’autre.
La question, la question toujours reposée
de savoir si ce qui sépare ne risque pas
de menacer le lien, un lien
qui a peut-être trop duré,
fissuré, écorné,
capricieux comme le temps écoulé
tendu, pas trop, le lien, il tient, est réparé
comme tant de choses.
Main et pieds, unis jusqu’à la fin
jusqu’à ce que le centre de contrôle
est menacé par un corps étranger
qui finit par l’écraser et que les
pieds ne veulent plus faire ce que
la partie intacte lui ordonne
que la main n’est plus assez forte
pour compléter les forces
survivantes, pour remplacer
les forces absentes.

Cette main qui ne se résigne pas
pour autant, mais accepte ses limites
les limites de ce qui leur est commun
pieds et main, cette main qui
maintenant accompagne la faiblesse, les
membres épuisés, sans regrets
se souvenant de la plénitude d’avant,
qui reste, qui resiste, pousse et
paralyse, imprègne et s’étend
telle une deuxième peau
suffisante peut-être, pour que naisse
une nouvelle en dessous.

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le beat a été presque parfait

24 septembre 2009

slumberlandIl existe une sorte de filiation dans la quête de l’absolu, qui remonte probablement aux écritures saintes. Mais il me suffira de considérer le « beat presque parfait » dans le droit chemin du Livre jamais écrit. Cette quête se traduit dans le dernier roman de Paul Beatty, Slumberland, par la recherche qu’entame Ferguson W. Sowell alias DJ Darky pour retrouver un musicien hors norme seul à être en mesure de valider son « beat parfait » qu’il vient de trouver, la complication étant justement que ce beat ne saura être parfait qu’à partir du moment où il aura été attesté comme tel par ce dit musicien. Ce dernier a un nom, Charles Stone, the Schwa, comme ces fans l’appellent. Peu connu, mais adulé par une petite communauté d’initiés à la fin assez curieuse (quelques Stasi et artistes de la défunte RDA s’y retrouvent aussi), il est ici l’instance supérieure pour valider le beat de DJ Darky. Jusque là, le beat ne sera que « presque parfait ». Voilà en quelques lignes le moteur du récit qui poussera DJ Darky à aller dans le Berlin de la fin des années 80, afin de retrouver le Schwa, un chemin semé d’embuches, qui sont aussi l’occasion de faire part d’observations ethnologiques de tous genres en allers-retours Berlin-Los Angeles, de mener une réflexion sur l’identité ou la non-identité noire. La musique, quelle musiqiue, peut-on demander, apparaît comme pont possible, mais aussi fragile et virtuel comme son créateur par excellence, le Schwa, entre le domaine d’exploitation-type, qu’est la pornographie, et le racisme indécrottable des skinheads.

Quand  je lis « Schwa » je n’entends pas ə, mais schwa, schhhhh…wha et je ne peux m’empêcher de penser à Stan Getz, le wha wha du saxophone ténor, et dois me retenir de rire (par ailleurs on rit beaucoup dans ce livre). Le terme « schwa » correspond à l’indéterminabilité du son produit par ce musicien, un son à la fois indéfinissable et reconnaissable, ou rare autant que l’usage de cette voyelle dans les alphabets mondiaux. Je suis loin de vouloir reconnaître un musicien réel dans ce portrait composite, qui nous est livré de Charles Stone, et surtout pas Stan Getz, que je n’aimerais pas y trouver, comme un tube dans l’oreille, dont on a du mal à se débarrasser par la suite (l’allemand « Ohrwurm » – le ver dans l’oreille). Pourtant la tentation est grande de rassembler les « Charles » et les « Stone » pour buter dans le « Schwa », la « voyelle indéterminée » ə . Comme l’instrument indéterminé, un instrument à vent, mais lequel ? Beatty introduit une contradiction entre l’annonce du groupe en allemand (corrigé dans la traduction française) et son explication (Yong Sook Ree, musicien du groupe, passe de la trompète au saxophone). L’anti-Schwa présenté dans la figure de Wynton Marsalis, fait penser à un trompettiste (hypothèse de JP Simard, fluctuat), mais ou bien l’instrument a échappé à ma lecture, ou bien il n’est mentionné nulle part. Avec toutes ces doutes, on pourrait dire aussi identité amputée, car « schwa » n’est pas seulement le terme utilisé pour cette voyelle curieuse, mais aussi le début de l’allemand « Schwarz » (noir), double de « dark » (sombre) ou « Dunkelmann », nom dont le DJ Darky se retrouve affublé par un Stasi est-allemand.

Mais là, je me retrouve engagé sur la piste visuelle, ce que je voulais éviter en m’intéressant au projet qui m’attire le plus dans ce roman, à savoir la mémoire sonore, sa constitution, ses pièges, comme celle-ci, sa puissance s’il y en a.

Dans un entretien avec Bartleby les yeux ouverts, Paul Beatty dit : « Si vous saviez combien il est difficile d’écrire sur le son… » Je ne sais pas si la traduction de son propos apporte cette notion d’écrire sur le son ou si Paul Beatty ne veut pas dire « écrire le son », à quoi pourrait s’apparenter sa démarche, développer une écriture musicale qui parvient à rendre compte de cette recherche du son absolu et intemporel, de la « Joconde sonique » (p.48).

Regardons donc comment et où il sort d’une écriture sur pour aller dans écriture du son, ou sonore. C’est dans les passages où Beatty est moins dans le portrait, par exemple les longs passages sur le Schwa au deuxième tiers du livre, qui rompent en plus avec le côté indéterminable du personnage (très bien rendu dans sa première apparition au Slumberland) où la où l’observation traduit l’effet physique et tactile de la musique, quand le son fait hérisser les poils et non quand le DJ explique sa recette, « Ça suffit, dit-il, tu es en train de tout gâcher. Tu nous expliques les arcs-en-ciel, enculé. » (p.55). C’est à chaque fois quand nous partageons l’effet de la cassette du baiseur de poules, chef d’oeuvre confidentiel du Schwa, lorsqu’il mettait en musique un court-métrage pornographique du même nom. C’est par ce moyen aussi que DJ Darky arrive à subsister, art et prostitution, deux âmes-soeurs, comme le dit aussi Paul Miller, aka DJ Spooky (lointaine source d’inspiration de DJ Darky).

Et je trouve cette écriture sonore enfin dans le construction du mur de son se substituant au mur de Berlin qui vient de tomber. Au delà du pont que ce nouveau mur est censé de créer, un peu le côté « puissance guérissante de la musique« , assez peu probable malgré la peine que se donnent tous les acteurs (« tout art est propagande » p.310), c’est la série de sonorités, de fragments sonores qui constituent la mémoire phonographique du héro, lorsqu’il boucle la boucle et présente son beat presque parfait au Schwa lors de la finale de l’inauguration du mur du son. Pour le dire correctement, nous sommes au rappel du concert, après être passés par toute sorte d’états-d’âme, du silence crispé à la pluie torrentielle du son, c’est au tour de Darky, le moment tant attendu où le Schwa va valider son beat.

albert and donald

La confirmation vient d’une auditrice qui a entendu « l’Amérique » (p.325), tandis que l’effet sur le héro lui-même est de voir des sous-titres japonais à toutes les conversations pendant le reste de la soirée. Cette trouvaille bien que drôle signale toute la difficulté de rester dans le sonore, les images sont rarement déterminées par leur caractère sonore comme dans cette énumération de bruits de l’Amérique ou encore dans le bruit que faisait le doigt du garçon qui écrivait « Ausländer raus » sur la fenêtre embuée du Slumberland, affreux et attendrissant à la fois. La mémoire phonographique se réduit au bruit de fond, rares sont ses percées, au plus fort elle arrive à construire une synergie des sens et à fondre l’imagerie dans un ensemble sensoriel. Comme entendre tourner la page du New Yorker résume en soi tout le poids intellectuel de cette revue et son époque, entendre et toucher à la fois.

Il aurait pu entendre du japonais pour le restant de la soirée, mais il a vu des sous-titres, ce ne sont pas les oreilles qui sont retournées mais les yeux. Ainsi le roman s’avère comme un acte d’équilibriste dans un paysage sonore encore à explorer. Et je suis loin d’avoir tout vu, comme j’étais tenté spontanément d’écrire, non, loin d’avoir tout entendu, et pour tenter d’avancer dans cette voie, je me suis remis à lire le roman en anglais. Profiter du fait que je ne comprends pas tout et que certains passages resteront du bruit ou de la musique purs si j’essaie de les lire à haute voix. C’est comme parvenir à un langage étranger privé de ses sous-titres.

En savoir plus :

Musik über alles. Paul Beatty, Slumberland /par Bartleby les yeux ouverts

Ça swingue à Berlin

Sound Taste

The Roles of black folks

Paul Beatty, Slumberland (avec un lien vers 28 pages de l’original)