Archive for février 2009

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Le cauchemar de Humboldt

17 février 2009

L’esprit de Bologne: « Si les universités ne s’adaptent pas, on se passera d’elles » 

La violence de cette petite phrase devrait inquiéter tous ceux qui se sentent concernés par la transformation actuelle des universités, en France et ailleurs en Europe, à la suite de la mise en application de la Déclaration de Bologne, signée en juin 1999 par les ministres de l’Éducation de vingt-neuf États européens. C’est qu’elle exprime bien ce que beaucoup pensent en haut lieu sans jamais trop l’exprimer publiquement : les universitaires feraient bien de se rendre compte rapidement que les temps ont changé, sinon des « experts » prendront leur place. Elle traduit en termes crus ce que la Déclaration de Bologne n’évoque que de manière très euphémisée (« Nous devons en particulier rechercher une meilleure compétitivité du système européen d’enseignement supérieur »). Au moment où le système LMD (licence-master-doctorat) se met en place en France, il faut se rendre compte que l’« esprit de Bologne » est beaucoup moins généreux que le texte de la Déclaration le laisse croire. Retraçons l’histoire de cette petite phrase. Elle montre bien qu’entre les étudiants en grève et les présidents d’université, les plus naïfs ne sont pas ceux qu’on pense.

   La petite phrase apparaît en 1991 dans un texte de (sir) Douglas Hague, Beyond Universities : A New Republic of the Intellect, qui deviendra bientôt un livre culte pour tous ceux qui rêvent de créer des « universités entrepreneuriales », conçues comme des firmes privées produisant et vendant de la connaissance au sein d’une « économie du savoir » mondialisée. C’est la thèse que Michael Gibbons, secrétaire général de l’Association des universités du Commonwealth, défend dans un ouvrage écrit en 1994 avec Camille Limoges, Helga Nowotny, Peter Schwartzman et Martine Trow, The New Production of Knowledge : The Dynamics of Science and Research in Contemporary Societies. Ce livre connaît un énorme succès dans les pays anglo-saxons et dans les pays nordiques. Il est construit sur une opposition simple : avant, il y avait les universités de « Mode 1 », au sein desquelles les scientifiques posaient les questions et y répondaient ; aujourd’hui se mettent en place les universités de « Mode 2 », auxquelles la société pose les questions — et des groupes ad hoc d’experts y répondent. Si les universitaires veulent jouer le jeu de l’expertise en urgence, tant mieux pour eux, mais ils doivent savoir qu’on ne les attend plus. En 1998, Michael Gibbons cite la petite phrase de Douglas Hague dans son rapport, « L’enseignement supérieur au XXIè siècle », préparé sous l’égide de la Banque mondiale pour la première Conférence mondiale sur l’enseignement supérieur de l’Unesco. Elle y joue un rôle détonateur. Il n’y a plus aujourd’hui un colloque de l’OCDE, de la Banque mondiale ou de l’Union européenne sur la « gestion du savoir » (knowledge management) qui n’utilise l’opposition Mode 1/Mode 2. De descriptive, la distinction est devenue prescriptive. Il faut faire émerger une société de Mode 2, qui ose enfin répondre à la science et lui dire ce qu’elle doit faire. Dans cette perspective, les sciences humaines et sociales, foncièrement bavardes et inefficaces, sont mises sur la touche au profit des disciplines pragmatiques, des sciences de l’ingénieur aux sciences de gestion.

   Le monde universitaire français n’a guère prêté attention à ces débats très anglophones. Seuls quelques articles spécialisés y ont fait allusion (je me suis personnellement beaucoup inspiré des travaux notamment de Terry Shinn et Pierre Milot parus dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales). La traduction française, début 2003, du livre de Gibbons, Nowotny et Scott,Repenser la science. Savoir et société à l’ère de l’incertitude, est passée inaperçue. On n’a pas saisi l’importance du rôle de « passeurs » entre les mondes scientifique, économique et politique que jouent ces universitaires adeptes du « Mode 2 ». Ainsi, Helga Nowotny est à la fois professeur en études sociales de la science à l’École polytechnique de Zürich et présidente de l’European Research Advisory Board, proche de la Commission européenne. C’est dans ce monde très anglo-saxon de la politique scientifique internationale, très sensible aux vertus de l’esprit d’entreprise, que s’est concoctée la Déclaration de Bologne et son appel pour une amélioration de la « compétitivité du système d’enseignement supérieur européen à l’échelon mondial » — une phrase qui commence à prendre un autre relief. […]

Yves Winkin, « Conclusion », in : Franz Schultheis, Marta Roca I Escoda & Paul-Frantz Cousin (Dir.), Le cauchemar de Humboldt — Les réformes de l’enseignement supérieur européenEditions Raison d’Agir, mai 2008, p. 199-201.
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Quart d’heure de culture métaphysique

15 février 2009

Allongée sur le vide

bien à plat sur la mort 

idées tendues 

la mort étendue au-dessus de la tête 

la vie tenue de deux mains

Élever ensemble les idées 

sans atteindre la verticale 

et amener en même temps la vie 

devant le vide bien tendu 

Marquer un certain temps d’arrêt 

et ramener idées et mort à leur position de départ 

Ne pas détacher le vide du sol 

garder idées et mort tendues

 

Angoisses écartées 

la vie au-dessus de la tête

Fléchir le vide en avant 

en faisant une torsion à gauche 

pour amener les frissons vers la mort 

Revenir à la position de départ 

Conserver les angoisses tendues 

et rapprocher le plus possible 

la vie de la mort

 

Idées écartées 

frissons légèrement en dehors 

la vie derrière les idées

Élever les angoisses tendues 

au-dessus de la tête 

Marquer un léger temps d’arrêt 

et ramener la vie à son point de départ 

Ne pas baisser les frissons 

et conserver le vide très en arrière

 

Mort écartée 

vide en dedans 

vie derrière les angoisses

Fléchir la mort vers la gauche 

la redresser 

et sans arrêt la fléchir vers la droite 

Éviter de tourner les frissons 

conserver les idées tendues 

et la mort dehors

 

Couchée à plat sur la mort 

la vie entre les idées

Détacher l’angoisse du sol en baissant la mort 

en tirant les idées en arrière 

pour soulever les frissons 

Marquer un arrêt court 

et revenir à la position de départ 

Ne pas détacher la vie de l’angoisse 

Garder le vide tendu

 

Debout 

les angoisses jointes 

vide tombant en souplesse 

de chaque côté de la mort

Sautiller en légèreté sur les frissons 

à la façon d’une balle qui rebondit 

Laisser les angoisses souples 

Ne pas se raidir 

toutes les idées décontractées

 

Vide et mort penchées en avant 

angoisses ramenées légèrement fléchies 

devant les idées

Respirer profondément dans le vide 

en rejetant vide et mort en arrière 

En même temps 

ouvrir la mort de chaque côté des idées 

vie et angoisses en avant 

Marquer un temps d’arrêt 

aspirer par le vide

Expirer en inspirant 

inspirer en expirant

in: Gherasim Luca, Le chant de la carpe, Librairie José Corti, Paris 1986. Ecouter le poème lu par l’auteur
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subvertir l’évaluation ?

11 février 2009

vacarmeVotre fils de 15 ans a chuté d’une moyenne de 8,12 à 7,88 en un trimestre, comment expliquez-vous cette dégringolade ? Divorce, meurtre ou attouchement ?

Comment jugez-vous les procédures qui ont rendu possible la juste évaluation de vos compétences profes sionnelles, de l’avenir de vos enfants, de vos chances d’être accepté dans un système mutualiste de soins, et de vos placements boursiers ? Cruelles mais nécessaires, belles parce qu’exigeantes ?

Il a fallu plus de deux heures à votre psychanalyse pour produire des effets, comment l’interprétez-vous ? Mauvais dosage, inadaptation comportementale, autre ?

La fureur de tout évaluer est le poison du jour, et une parfaite idéologie, s’il est vrai qu’on mesure le caractère idéologique d’un discours à deux critères : d’une part à la redondance systématique des mêmes exigences dans les domaines les plus variés, d’autre part au faible nombre de ceux ou celles qui semblent y gagner quelque chose. On prétend ainsi évaluer les enfants dès la maternelle, pour prévenir leur présumée « dangerosité » sociale, puis chacun tout au long de la vie : à l’école, les élèves (rapport Benisti de novembre 2004) comme les professeurs (rapport Attali), à l’université (création de l’Aeres, Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, en 2006), dans l’entreprise (nouvelles techniques de management), dans le sport, à l’hôpital, dans la recherche, dans les pratiques les plus intimes, chez son psychanalyste (premier amendement Accoyer), sur le marché de l’art (pour obtenir des subventions publiques), et à l’horizon au sein de toute relation humaine (la socialité comme calcul). Ces pratiques ont un coût terrible : à évaluer chaque compétence, et actes scolaires, on éteint inventivité et plaisir du savoir ; à évaluer chaque travailleur, on pousse au conformisme, quand ce n’est pas au suicide (comme au technocentre de Renault à Guyancourt) ; à évaluer chaque scientifique à partir de la régularité de ses publications, on éteint d’avance le caractère collectif, disruptif et digressif de la pensée ; et à évaluer sans cesse ses analystes, ses amant(e)s, ses ami(e)s, on foudroie la vérité de toute rencontre véritablement humaine, c’est-à-dire son caractère singulier, absolument incomparable.

La première exigence est de résister sans compter à une telle offensive pour rappeler combien la vie dans ce qu’elle a de plus fécond et inattendu reste inévaluable. C’est là une résistance politique et non corporatiste : ce qui se met en place est bien moins la simple diffusion de techniques managériales qu’un nouveau « mode de gouvernementalité », au sens où l’entendait Foucault, c’est-à-dire une forme d’organisation de la vie de tous qui s’étend pas à pas, en deçà de toute question de légitimité et sans décision souveraine.

Mais évaluer, c’est aussi la vie même, à condition de l’entendre au sens propre : créer de nouvelles valeurs, comparer pour dépasser et se dépasser, donner du sens, interpréter. C’est une question de justice et d’équité : juger, distribuer, répartir exige toujours une évaluation préalable. C’est aussi une arme pour tous les dominés : refuser toute évaluation reviendrait à se soumettre d’avance aux autorités traditionnelles. On ne peut donc laisser l’évaluation entre de mauvaises mains. Comment la subvertir ? Quatre pistes pour introduire les attaques plus ciblées qui vont suivre.

(…)

in: VACARME 44, chantier pour en finir avec l’évaluation
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A la recherche d’une place

8 février 2009

Très honorés Messieurs,

Je suis un pauvre jeune homme sans travail et plein de zèle commercial, je m’appelle Wenzel, je cherche une place idoine et me permets par la présente de vous demander poliment et gentimen si, par hasard, vous n’en auriez pas une de ce genre, disponible dans vos vastes bureaux aérés, clairs et plaisants. Je sais que votre chère entreprise est grande, fière, ancienne et riche, et je peux donc m’abandonner à l’agréable hypothèse qu’une gentille petite place sympathique et facile serait libre chez vous et que je pourrais m’y glisser comme dans une sorte de cachette bien chaude. Je suis merveilleusement propre, sachez-le, à occuper ce genre de modeste sinécure, car toute ma nature est tendre, et mon être est celui d’un enfant tranquille, bien élevé et rêveur que l’on rend heureux en pensant qu’il ne réclame pas grand-chose et en lui permettant de prendre possession d’un très, très menu coin d’existence où il puisse se montrer utile à sa façon et en tirer satisfaction. Une tranquille, agréable, obscure petite place de rien du tout a été depuis toujours le doux objet de tous mes rêves, et si pour lors les illusions que j’entretiens sur vous pouvaient aller jusqu’à l’espoir que mon vieux rêve toujours présent se transformât en une charmante, vivante réalité, vous auriez avec moi le plus zélé et plus fidèle des employés, pour qui ce serait une affaire de conscience que de remplir avec exactitude et ponctualité ses minimes obligations. Les tâches importantes et ardues, je suis incapable de m’en acquitter, et les devoirs de nature ambitieuse sont trop difficiles pour ma pauvre tête. Je ne suis pas paticulièrement malin, et ce qui est la chose essentielle, je n’aime guère surmener mon intelligence, je suis plutôt un rêveur qu’un penseur, plutôt une nullité qu’un cerveau, plutôt bête que perspicace. A coup sûr, il existe dans les immenses ramifications de votre Institut, que j’imagine regorgeant d’emplois titulaires et temporaires, un genre de travail que l’on peut effectuer comme en rêve. 

Je suis, à franchement parler, un Chinois, je veux dire un homme qui trouve beau et aimable tout ce qui est petit et modeste, et pour qui tout ce qui est imposant et exigeant semble terrible et effroyable. Je ne connais d’autre besoin que celui de me sentir à l’aise afin de pouvoir remercier Dieu chaque jour d’une chère existence pleine de bénédictions. La passion de faire mon chemin dans le monde m’est parfaitement inconnue. L’Afrique avec ses déserts ne m’est pas plus étrangère. Bon, maintenant vous savez quel genre d’homme je suis.

Je rédige, comme vous le voyez, d’une plume élégante et alerte, et vous n’êtes pas obligés de m’imaginer comme complètement dépourvu d’intelligence. Mon cerveau est clair ; pourtant il se refuse à concevoir trop de choses et trop à la fois, il en a une véritable horreur. Je suis de bonne foi et je suis bien conscient que dans le monde où nous vivons, tout cela a vraiment peu de poids, et sur ce, très honorés Messieurs, j’attends de voir ce qu’il vous plaira de répondre à ces lignes qui se noient dans les respectueuses salutations et les sentiments tout à fait empressés de votre

Wenzel
in: Robert Walser, Rêveries et autres, petites proses, Le Passeur, Nantes 1996.
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Des illusions de la démocratie aux réalités de ses apparitions

1 février 2009

Crise de la représentation ? Quelle crise de la représentation ! ? Si vous désespérez de la politique, c’est que vous lui avez demandé plus qu’elle ne peut donner. Vous l’avez imprudemment chargée de tâches morales, religieuses, juridiques, artistiques, qu’elle est impuissante à remplir. Demandez l’impossible, vous récolterez l’atroce ou le grotesque. Si vous voulez qu’on reprenne confiance dans la démocratie, alors il faut d’abord la décharger des illusions qui ont transformé le rêve d’une vie publique harmonieuse en un cauchemar. […]

pub-fant

Bruno Latour, Préface à Walter Lippman, Le public fantôme.

 

 

Le public fantôme

1. L’homme désenchanté

Le citoyen d’aujourd’hui se sent comme un spectateur sourd assis au dernier rang : il a beau être conscient qu’il devrait prêter attention aux mystères qui se déroulent là-bas sur la scène, il n’arrive pas à rester éveillé. D’une façon ou d’une autre, ce qui se passe le concerne, il le sait bien. Qu’il s’agisse des règles et règlements omniprésents, des impôts à payer chaque année ou des guerres qui surviennent à l’occasion, tout conspire à lui rappeler qu’il est pris de toute part dans le cours des événements. 

Et pourtant, comment se convaincre que les affaires publiques sont aussi les siennes ? L’essentiel lui en demeure invisible. Les lieux où tout se passe sont des centres lointains d’où des puissances anonymes tirent les ficelles derrière les grandes scènes publiques. En tant que personne privée, notre citoyen ne sait pas vraiment ce qui s’y fait, ni qui le fait, ni où tout cela le mène. Aucun des journaux qu’il lit ne décrypte ce monde de manière à le lui rendre intelligible ; aucune école ne lui a appris comment se le représenter ; bien souvent, ses idéaux sont en décalage avec lui ; et ce n’est pas d’écouter des discours, d’énoncer des opinions et de voter qui le rendent capable pour autant de tenir les commandes, il s’en aperçoit bien. Il vit dans un monde qu’il ne peut voir, qu’il ne comprend pas et qu’il est incapable de diriger. […]

Walter Lippmann, Le public fantôme, 1925.