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Pourquoi préférer le comment au pourquoi

22 janvier 2011

Pourquoi préférer le comment au pourquoi, cette idée m’a été insufflée mardi dernier en assistant à une conférence autour du livre Kafka, des éléments pour une théorie de la création littéraire de Bernard Lahire. L’auteur présent a justement essayé d’exposer pendant un peu plus d’une heure le pourquoi de l’écrivain Kafka, évoquant sa socialisation, ses problèmes psychiques avec son entourage familial et affectif, sa situation sociale compliquée, qui la fait hésiter entre écrivain célibataire et employé ou entrepreneur marié, ses problèmes économiques pour faire rassembler le tout comme « un ensemble de contraintes à surmonter » dans le moteur au centre de l’écriture de Kafka. Ne pouvant faire du surf (pas encore inventé, puis trop loin de la mer – Lahire, surtout il ne faut pas prendre au pied de la lettre cet exemple comme tous les pics à droite et gauche contre les littéraires, les historiens, enfin Assouline surtout.), Kafka n’aurait pas trouvé d’autre moyen pour se libérer de ses chaînes familiales et sociales que sa littérature déchirée, dont le résultat ne l’a pas convaincu pour autant, puisqu’il a voulu tout détruire.

FRANZ KAFKA’S IT’S A WONDERFUL LIFE de Peter Capaldi, UK, 1993, 23min
cliquer sur la photo pour regarder le film

Et pourquoi encore confier cette tâche à quelqu’un d’autre, un écrivain de surcroît (qui allait pouvoir s’orner de la gloire posthume d’un génie mort trop tôt) ? Cela fait bien partie du phénomène Kafka sans pour autant pouvoir répondre à la question, que Lahire s’est posée pas seulement en écrivant ce livre de plus de six cent pages mais aussi en ouverture de son exposé, à savoir ce qui a donné à Kafka l’envie d’écrire et puis de devenir écrivain, ou au moins d’y voir sa seule vocation.

La question posée, comme beaucoup d’autres relatives à l’oeuvre de Kafka, mérite sans doute réflexion, bien que le kafkaologues de tout bord, surtout du côté germanophone semblent depuis longtemps avoir épuisé les éléments biographiques dans la littérature de Kafka. Benno Wagner, un ami et collègue du temps de la préparation de ma thèse, y travaille depuis de longue date sur l’imbrication de ses activités administratives, ses écrits administratifs dans le corpus de ce qu’on considère habituellement comme son oeuvre. Cette exploration n’est pas pour rien dans l’édition des écrits administratifs de Kafka , qui montre contrairement à ce que soutient aussi Lahire que le rire n’a pas été absent de l’office. D’ailleurs je me demande en quelle mesure Lahire a tenu compte de toute cette recherche outre-rhin, absente dans sa bibliographie autant que l’édition allemande de l’écrivain, disponibles sous des formes multiples.

Peu importe, cette entreprise, condamnée à accoucher une souris, même si elle prend ses distances par rapport au maître du déterminisme social, Pierre Bourdieu, révèle au fur à mesure la patinoire sur laquelle elle évolue. Au delà de son explication cause à effet de l’écriture kafkaïenne elle renvoie aussi aux limites qu’une telle procédure rencontre désormais en sciences sociales. Niklas Luhmann s’est penché à plusieurs reprises sur le problèmes d’attributions causales pour conclure que les relations entre causes et effets ne sauraient être considérées comme des faits réels vérifiables ou falsifiables. Qu’il s’agît là plutôt d’une multitude de combinaisons possibles et que l’attribution de tel effet à telle cause, loin d’être évidente, exige une décision ou un sélection, comme le dit Luhmann. Une décision n’exlut en rien une autre, mais marque en définitive sa contingence. S’ensuit que le comment des attributions s’avère bien plus intéressant. La sélection de chaque acteur dit bien plus sur lui que la relation entre cause et effet, qui amène le plus souvent au constat flou d’une relation multifactorielle, etc.

On pourrait réduire cela à un combat d’écoles, entre déterministes et constructivistes, mais il y a bien une différence entre les rapports donnés au monde que chaque position engage. Etre enfermé dans un habitus ou affronter de façon créative un environnement donné ne peuvent mener aux mêmes résultats, écrire ou faire du surf par exemple. Ecrire, donc, seul choix possible pour Kafka selon Lahire, heureusement pour les lecteurs passionnés de son oeuvre, mais en rien plus plausible qu’autre chose, si on s’y attaque à la méthode de la biographie sociologique, développée par Lahire sur les tombeaux d’Elias, de Bourdieu et de Sartre.

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« Ish bin ein Bearleener »

2 septembre 2009

jfk1 Si une personne a été complètement absente ces derniers jours dans les réseaux que je fréquente, ce fut bien Edward Kennedy, malgré une médiatisation assez importante, ou disons normale pour un mort aussi haut placé, mais certainement en deça de la légende familiale qui l’entoure. Je ne voudrais pas chercher à savoir ici pourquoi tel était le cas, cette entreprise me délivrerait peut-être une fois de plus la preuve du ghetto des réseaux sociaux sur internet (sorte d’auto-propulseurs et cadre auto-référentiel – immunisé contre « ce qui fait mal »).

Kennedy, dans ce sens, n’est qu’un mot d’appel comme un autre, il m’évoque bien plus l’illustre frère du sénateur et entre autre son passage à Berlin, autre produit d’appel qui est servi à chaque occasion qui s’y prête. L’occasion est naturellement ce vingtième anniversaire de la chute du mur, que John F. est venu défendre en 1963. Par ailleurs,  il n’avait guère le choix et il s’en est très bien sorti, vu l’accueil chaleureux que les Berlinois (ouest) lui ont réservé lors de son discours.

L’été 2008, il en a déjà été question, lorsqu’il a fallu trouver un endroit digne au discours d’Obama sur les même lieux. Hors question qu’il parle « à l’ombre du mur », désormais tombé, comme ces prédécesseurs (Reagan encore en 1987 y avait demandé publiquement à Gorbatchev de l’abattre – mais Reagan, on l’a oublié, il est devenu infréquentable pour avoir été entraîné par Kohl visiter des tombes d’anciens SS). Obama est venu trop tôt, il n’était pas encore président, donc pas autorisé d’approcher ce mur ou de ce qui en reste comme symbole.

ich_bin_ein_berlinerPassons plutôt par la petite histoire, qui peut bien cacher et aussi comprendre l’autre que l’on voit défiler dans les médias et les manuels de l’histoire. Amerrika, le film, m’a moins marqué par toutes ses bonnes intentions que par ces quelques plans de passages de check-point, assortis de son lot d’humiliations, et puis le contournement absurde de ce serpent de mur de protection (déjà le régime de feu-RDA appelait le sien un mur de protection, antifasciste de surcroît, comme si un mur pourrait protéger contre une idéologie). Et surtout parce que ce mur du côté de la ville de Bethlehem a été affublé du tag auto-dérisoire : « Ich bin ein Berliner. »

Par ailleurs, cette photo n’est localisable que par les drapeaux palestiniens et les plaques d’immatriculation des voitures, tout à fait passe-partout. A regarder les échantillons couchés, je pense sans hésiter au mur de Berlin, même si celui en érection est bien plus haut que l’ancien mur de Berlin – on apprend toujours, les concepteurs ont du voir les foules arpenter le mur de Berlin et ont voulu empêcher toute velléité de récidiver sur celui-ci. Du coup ils ont pu économiser quelques miradors. Il n’empêche qu’Elia Suleiman, aussi expert en filmage de check-points, a trouvé un moyen dans son dernier film pour franchir ce mur, un peu à la façon dont rêvent les tags.

Malgré ces similitudes apparentes, le mur qui encercle la Palestine, ou le peu qui en reste et diminue à vue d’oeil, est un objet nouveau. Il s’insère parfaitement dans une politique de colonisation, qui dès ses débuts s’est appuyé sur l’architecture. En témoigne l’essai d’Eyal Weizman, Hollow Land. Un petit bout de ce livre a été traduit par la Fabrique, dont je salue l’initiative, on peut espérer qu’il soit traduit entièrement un jour. Quoi qu’il en soit, son sous-titre annonce le programme : Israel’s architecture of occupation.

Tandis que le régime de la RDA avait épuisé ses moyens architecturaux – il faudrait tout de même rajouter les prisons destinés à accueillir les fuyants et les opposants,  avec la construction du mur qui avait pour but d’empêcher l’exode de ses citoyens et par là fin prématurée de cette expérience inédite sur le sol allemand, les dirigeants israéliens ont mis en place tout un dispositif architectural pour contrôler et contenir la population palestinienne autant que les Arabes d’Israel. Ce dispositif architectural est au centre de la politique d’occupation, à commencer par l’implantation des colonies, qui depuis les accords d’Oslo n’ont plus grand chose à avoir avec les kibboutzim. Comme Eyal Weizman le développe fort bien, cela commence par le repérage d’un point culminant, pour prétexte : installer une antenne téléphonique suite à des plaintes de colons. Une fois installée, l’antenne doit être protégée contre des éventuelle attaques terroristes, un guet de surveillance est monté, il lui faut des commodités, d’autres bâtiments suivent, le raccord à l’eau et aux égouts (formidable histoire comment les Israéliens séparent leurs égout des autres), la base pour une nouvelle implantation est faite. Reste à prévoir un nouveau tracé du mur de protection.

Pour cette dernière raison, le mur de protection est entré dans une nouvelle ère. Le temps des fortifications statiques, qui ont dominé pendant des siècles l’esprit de nos militaires – une saisissante description de leur impasse se trouve dans Austerlitz de W.G. Sebald, de nouvelles dispositions sont prises, proches d’une adaptation au fait que le temps des guerres conventionnelles où des armées bien identifiables, appartenant à des États, est révolu. Il s’agît désormais de s’adapter à des conflits qui apparaissent comme leurs protagonistes sans que leur origine soit clairement identifiables, pas de nulle part certes, mais entouré d’un flou (voir Kippour d’Amos Gitai pour se faire une idée). Eyal Weizman a observé les réflexions de l’Operational Theory Research Institute (OTRI), qui a fonctionné entre 1996 et 2006 comme Think Tank de l’armée israélienne. Rien que de regarder sommairement, les sources d’inspiration dans la « french theory » frappent immédiatement. C’est-à-dire la difficulté de saisir un adversaire diffus et organisé de façon non-hiérarchique est observée, puis analysée à l’aide des théories poststructuralistes, qui servent tout à fait comme la « boîte d’outils » (Foucault), non plus au service d’un théorie critique du pouvoir, mais aux besoins d’une stratégie de contre-attaque. « Essaimer » et « rhizomer » en petits commando hétérarchiques comme réponse à des structures équivalentes dans le camp palestinien, ce qui a donné ces traversées de murs d’immeubles dans l’attaque de Nablus en 2002.

Evidemment, pas besoin de théorie post-structuraliste pour trouver la parade à la guérilla urbaine, mais en communiquant à l’ennemi par ce genre de discours, l’armée israélienne essaie de regagner une supériorité dans un conflit qui n’arrête pas de leur échapper. Weizmann attribue l’échec de la campagne du Libanon au fait que l’armée israélienne aurait abandonné cette voie pour revenir à une organisation plus classique du conflit. L’hiérarchie traditionnelle de l’armée, dès le départ en conflit avec cette réflexion nouvelle de concevoir la guerre, aurait pris le dessus. Quoiqu’il en soit, on peut imaginer que l’adversaire ne se repose pas et après un temps de stupéfaction, – un témoin palestinien relatait, qu’il avait l’impression que les soldats israéliens étaient partout et contrôlaient tout le camp de Balata en 2002, bien que cela lui semblât matériellement impossible, a retrouvé ses esprits et s’est adapté à la nouvelle donne.

Sans aucun doute, le Proche-Orient, terme barbare, est devenu le terrain d’expériences en la matière. Cette fluidité introduite dans la construction et la maîtrise du territoire n’a pas que des effets positifs pour l’occupant – pour Weizmann elle entraîne aussi de nouvelles incertitudes quant à l’identité de l’État d’Israël comme le titre « Hollow land » le suggère.

Le contrôle presque total de l’espace aérien, les out-posts pour quadriller les territoires occupés se trouvent comme minés par les « tunnels » palestiniens, une des réponses artisanales à la sophistication israélienne, image d’une solution impossible.

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Chouvalkine, Chouvalkine, Chouvalkine

5 juillet 2009

potemkin_village« Dans un lent mouvement continu – descendant ou montant – nous faisons connaissance avec les puissants. Mais ils ne sont jamais plus terribles que lorsqu’ils s’élèvent de la plus profonde dégradation, celle des pères. Le père sénile et hébété que le fils vient de coucher avec tendresse, à qui il vient de dire : ‘Sois tranquille, tu es bien couvert’, s’écrie : ‘Non !’ en sorte de réponse bouscula la question ; il repoussa la couverture avec tant de force qu’elle se déploya d’un coup, en un instant, et il se dressa sur le lit, d’une seule main touchant légèrement le plafond : ‘Tu voulais me couvrir, je le sais, mauvais garnement  ! Mais je ne suis pas encore couvert ! Et c’est aussi la dernière force, assez pour toi, trop pour toi ! (…) Heureusement un père n’a besoin de personne pour percer à jour son fils.’ (…) Et il se tenait debout, parfaitement libre, jetant les jambes. Il rayonnait d’intelligence. (…) ‘Ainsi tu sais à présent ce qu’encore il y avait hors de toi, jusqu’ici tu ne connaissais que toi-même. Oui tu étais bien un enfant innocent, mais plus encore un homme diabolique.’

En rejetant le poids du couvre-lit, le père rejette en même temps le poids du monde. C’est une période cosmique qu’il doit mettre en mouvement pour rendre vivante, riche de conséquences, l’immémoriale relation du père au fils. Mais riche de quelles conséquences ? Il condamne le fils à la mort par immersion. Le père est celui qui punit. La culpabilité l’attire comme les fonctionnaires de la justice. Il est très significatif que pour Kafka, le monde des fonctionnaires ne fasse qu’un avec le monde des pères. Et cette ressemblance n’est pas à leur honneur. Elle est faite d’hébétude, de dégradation et de crasse. L’uniforme du père est constellé de taches, son linge de corps est sale. La crasse est l’élément vital des fonctionnaires : ‘Il ne comprenait pas à quoi servait le va-et-vient des plaideurs : ‘A salir l’escalier’, lui avait répondu un jour un employé, sans doute en colère, mais cette réponse l’avait beaucoup éclairé.’

La saleté est à tel point l’attribut des fonctionnaires qu’on pourrait justement les considérer comme des parasites géants. Cela ne concerne pas, bien sûr, les rapports économiques, mais les forces de raison et d’humanité qui permettent à cette engeance de subsister. Or, de la même façon, dans les étranges familles de Kafka, c’est du fils que se nourrit le père, gisant devant lui comme un énorme parasite. Le père ne consomme pas seulement la force du fils, il consomme son droit à exister. Le père est celui qui punit, mais aussi celui qui accuse. (…) C’est un procès toujours pendant et sur personne ne peut tomber une pus vilaine lumière que sur ceux pour qui le père prétend à une solidarité avec ces fonctionnaires, avec ces greffiers de tribunaux. Le pire chez aux n’est pas un infinie corruptibilité. Car, au fond d’eux-mêmes, ils sont faits de telle façon que leur vénalité est le seul espoir qu’à leur égard puisse conserver l’humanité.  Certes les tribunaux se servent de Codes. Mais on n’a pas le droit de les voir : ‘Le propre de cette justice, suppose K., c’est qu’on est condamné non seulement innocent, mais ignorant’, et les normes prescrites restent dans le monde primitif des lois non écrites. L’homme peut les enfreindre sans en avoir la moindre idée, et devenir ainsi couipable. Mais si fâcheuse soit-elle pour ceux qu’elle atteint sans qu’ils s’en doutent, leur intervention n’est pas un pur hasard ; elle est plutôt un destin qui se présente ici avec toute son ambiguïté. (…)

Entre l’état administratif et l’état familial les contacts, che Kafka, sont multiples. Au village de Schlossberg, on use d’une expression à cet égard révélatrice : ‘Ici l’on dit, tu le sais peut-être : les décisions administratives sont aussi timides que les jeunes filles. (…) K. répondit : ‘Bonne observation, avec des jeunes filles ces décisions pourraient bien avoir en commun d’autres qualités.’

De ces qualités la plus digne d’être notée est certes de se prêter à tout, comme les jeunes filles que K. rencontre, dans le Procès et dans le Château, aussi impudiques dans leurs familles qu’au lit. »

Walter Benjamin, Franz Kafka, 1934.

Il est intéressant de noter cet aspect de la crasse, pour Mary Douglas, la saleté est intimement liée au rangement et au classement.