Il existe une sorte de filiation dans la quête de l’absolu, qui remonte probablement aux écritures saintes. Mais il me suffira de considérer le « beat presque parfait » dans le droit chemin du Livre jamais écrit. Cette quête se traduit dans le dernier roman de Paul Beatty, Slumberland, par la recherche qu’entame Ferguson W. Sowell alias DJ Darky pour retrouver un musicien hors norme seul à être en mesure de valider son « beat parfait » qu’il vient de trouver, la complication étant justement que ce beat ne saura être parfait qu’à partir du moment où il aura été attesté comme tel par ce dit musicien. Ce dernier a un nom, Charles Stone, the Schwa, comme ces fans l’appellent. Peu connu, mais adulé par une petite communauté d’initiés à la fin assez curieuse (quelques Stasi et artistes de la défunte RDA s’y retrouvent aussi), il est ici l’instance supérieure pour valider le beat de DJ Darky. Jusque là, le beat ne sera que « presque parfait ». Voilà en quelques lignes le moteur du récit qui poussera DJ Darky à aller dans le Berlin de la fin des années 80, afin de retrouver le Schwa, un chemin semé d’embuches, qui sont aussi l’occasion de faire part d’observations ethnologiques de tous genres en allers-retours Berlin-Los Angeles, de mener une réflexion sur l’identité ou la non-identité noire. La musique, quelle musiqiue, peut-on demander, apparaît comme pont possible, mais aussi fragile et virtuel comme son créateur par excellence, le Schwa, entre le domaine d’exploitation-type, qu’est la pornographie, et le racisme indécrottable des skinheads.
Quand je lis « Schwa » je n’entends pas ə, mais schwa, schhhhh…wha et je ne peux m’empêcher de penser à Stan Getz, le wha wha du saxophone ténor, et dois me retenir de rire (par ailleurs on rit beaucoup dans ce livre). Le terme « schwa » correspond à l’indéterminabilité du son produit par ce musicien, un son à la fois indéfinissable et reconnaissable, ou rare autant que l’usage de cette voyelle dans les alphabets mondiaux. Je suis loin de vouloir reconnaître un musicien réel dans ce portrait composite, qui nous est livré de Charles Stone, et surtout pas Stan Getz, que je n’aimerais pas y trouver, comme un tube dans l’oreille, dont on a du mal à se débarrasser par la suite (l’allemand « Ohrwurm » – le ver dans l’oreille). Pourtant la tentation est grande de rassembler les « Charles » et les « Stone » pour buter dans le « Schwa », la « voyelle indéterminée » ə . Comme l’instrument indéterminé, un instrument à vent, mais lequel ? Beatty introduit une contradiction entre l’annonce du groupe en allemand (corrigé dans la traduction française) et son explication (Yong Sook Ree, musicien du groupe, passe de la trompète au saxophone). L’anti-Schwa présenté dans la figure de Wynton Marsalis, fait penser à un trompettiste (hypothèse de JP Simard, fluctuat), mais ou bien l’instrument a échappé à ma lecture, ou bien il n’est mentionné nulle part. Avec toutes ces doutes, on pourrait dire aussi identité amputée, car « schwa » n’est pas seulement le terme utilisé pour cette voyelle curieuse, mais aussi le début de l’allemand « Schwarz » (noir), double de « dark » (sombre) ou « Dunkelmann », nom dont le DJ Darky se retrouve affublé par un Stasi est-allemand.
Mais là, je me retrouve engagé sur la piste visuelle, ce que je voulais éviter en m’intéressant au projet qui m’attire le plus dans ce roman, à savoir la mémoire sonore, sa constitution, ses pièges, comme celle-ci, sa puissance s’il y en a.
Dans un entretien avec Bartleby les yeux ouverts, Paul Beatty dit : « Si vous saviez combien il est difficile d’écrire sur le son… » Je ne sais pas si la traduction de son propos apporte cette notion d’écrire sur le son ou si Paul Beatty ne veut pas dire « écrire le son », à quoi pourrait s’apparenter sa démarche, développer une écriture musicale qui parvient à rendre compte de cette recherche du son absolu et intemporel, de la « Joconde sonique » (p.48).
Regardons donc comment et où il sort d’une écriture sur pour aller dans écriture du son, ou sonore. C’est dans les passages où Beatty est moins dans le portrait, par exemple les longs passages sur le Schwa au deuxième tiers du livre, qui rompent en plus avec le côté indéterminable du personnage (très bien rendu dans sa première apparition au Slumberland) où la où l’observation traduit l’effet physique et tactile de la musique, quand le son fait hérisser les poils et non quand le DJ explique sa recette, « Ça suffit, dit-il, tu es en train de tout gâcher. Tu nous expliques les arcs-en-ciel, enculé. » (p.55). C’est à chaque fois quand nous partageons l’effet de la cassette du baiseur de poules, chef d’oeuvre confidentiel du Schwa, lorsqu’il mettait en musique un court-métrage pornographique du même nom. C’est par ce moyen aussi que DJ Darky arrive à subsister, art et prostitution, deux âmes-soeurs, comme le dit aussi Paul Miller, aka DJ Spooky (lointaine source d’inspiration de DJ Darky).
Et je trouve cette écriture sonore enfin dans le construction du mur de son se substituant au mur de Berlin qui vient de tomber. Au delà du pont que ce nouveau mur est censé de créer, un peu le côté « puissance guérissante de la musique« , assez peu probable malgré la peine que se donnent tous les acteurs (« tout art est propagande » p.310), c’est la série de sonorités, de fragments sonores qui constituent la mémoire phonographique du héro, lorsqu’il boucle la boucle et présente son beat presque parfait au Schwa lors de la finale de l’inauguration du mur du son. Pour le dire correctement, nous sommes au rappel du concert, après être passés par toute sorte d’états-d’âme, du silence crispé à la pluie torrentielle du son, c’est au tour de Darky, le moment tant attendu où le Schwa va valider son beat.
La confirmation vient d’une auditrice qui a entendu « l’Amérique » (p.325), tandis que l’effet sur le héro lui-même est de voir des sous-titres japonais à toutes les conversations pendant le reste de la soirée. Cette trouvaille bien que drôle signale toute la difficulté de rester dans le sonore, les images sont rarement déterminées par leur caractère sonore comme dans cette énumération de bruits de l’Amérique ou encore dans le bruit que faisait le doigt du garçon qui écrivait « Ausländer raus » sur la fenêtre embuée du Slumberland, affreux et attendrissant à la fois. La mémoire phonographique se réduit au bruit de fond, rares sont ses percées, au plus fort elle arrive à construire une synergie des sens et à fondre l’imagerie dans un ensemble sensoriel. Comme entendre tourner la page du New Yorker résume en soi tout le poids intellectuel de cette revue et son époque, entendre et toucher à la fois.
Il aurait pu entendre du japonais pour le restant de la soirée, mais il a vu des sous-titres, ce ne sont pas les oreilles qui sont retournées mais les yeux. Ainsi le roman s’avère comme un acte d’équilibriste dans un paysage sonore encore à explorer. Et je suis loin d’avoir tout vu, comme j’étais tenté spontanément d’écrire, non, loin d’avoir tout entendu, et pour tenter d’avancer dans cette voie, je me suis remis à lire le roman en anglais. Profiter du fait que je ne comprends pas tout et que certains passages resteront du bruit ou de la musique purs si j’essaie de les lire à haute voix. C’est comme parvenir à un langage étranger privé de ses sous-titres.
En savoir plus :
Musik über alles. Paul Beatty, Slumberland /par Bartleby les yeux ouverts
Paul Beatty, Slumberland (avec un lien vers 28 pages de l’original)